Ludovico Ariosto - Opera Omnia >>  Roland Furieux
Other languages:   italian_flag   united_kingdom_flag                                   



 

texte passage intégrant, cotation complète des travaux des comédies des sources, littéraires historiques, dans prose et dans les vers, operaomnia #


Traduit par Francisque Reynard


CHANT XI

[ Argument ]


I

Souvent un frein, quelque faible qu’il soit, suffit pour arrêter au milieu de sa course un destrier fougueux; mais il est rare que le mors de la raison arrête la furie libidineuse, quand elle a le plaisir en perspective. De même, l’ours ne se laisse pas facilement détourner du miel, dès que le parfum lui en est venu au nez, ou qu’il en a léché quelques gouttes.

II

Quelle raison pourrait refréner le bon Roger, alors qu’il veut jouir de la gentille Angélique qu’il tient nue dans un bois solitaire et propice? Il ne lui souvient plus de Bradamante, qui seule lui tenait naguère tant au cœur; ou s’il lui en souvient, il se croirait fou de ne pas apprécier et estimer aussi celle-là.

III

En pareille circonstance, l’austère Zénocrate n’aurait pas agi avec plus de continence que lui. Roger avait jeté la lance et l’écu, et il ôtait impatiemment le reste de ses armes, lorsque la dame, abaissant pudiquement ses yeux sur son beau corps nu, vit à son doigt l’anneau que Brunel lui avait enlevé jadis dans Albracca.

IV

C’est l’anneau qu’elle porta autrefois en France, la première fois qu’elle en prit le chemin avec son frère, possesseur de la lance, tombée par la suite au pouvoir du paladin Astolphe. C’est avec lui qu’elle déjoua les enchantements de Maugis dans la caverne de Merlin, avec lui qu’elle délivra un matin Roland et d’autres chevaliers, tenus en servitude par Dragontine.

V

Grâce à lui, elle sortit invisible de la tour où l’avait enfermée un méchant vieillard. Mais pourquoi vais-je rappeler toutes ces choses, puisque vous les savez aussi bien que moi? Brunel, jusque dans sa propre demeure, vint lui ravir l’anneau qu’Agramant désirait posséder. Depuis, elle avait eu constamment la fortune contre elle, et finalement elle avait perdu son royaume.

VI

Maintenant qu’elle se le voit en main, comme je l’ai dit, elle se sent tellement saisir de stupeur et d’allégresse, que, comme si elle craignait d’être en proie à un songe vain, elle en croit à peine à ses yeux, à sa main. Elle l’enlève de son doigt, et après l’avoir tenu dans chacune de ses mains, elle le met dans sa bouche. En moins de temps qu’un éclair, elle disparaît aux yeux de Roger, comme le soleil quand un nuage le voile.

VII

Cependant Roger regardait tout autour de lui, et tournait comme un fou. Mais se rappelant soudain l’anneau, il resta confus et stupéfait, maudissant son inadvertance et accusant la dame d’avoir payé par cet acte d’ingratitude et de déloyauté le secours qu’elle avait eu de lui.

VIII

« Ingrate damoiselle — disait-il — voilà le prix de mes services! tu aimes mieux voler l’anneau que de le recevoir en don? Pourquoi ne te l’aurais-je pas donné? Je t’aurais donné non seulement l’anneau, mais l’écu et le destrier ailé et moi-même. Tu peux disposer de moi comme tu veux, pourvu que tu ne me caches pas ton beau visage. Tu m’entends, cruelle, je le sais, et tu ne réponds pas. »

IX

Ainsi disant, il s’en allait autour de la fontaine, les bras étendus, comme un aveugle. Oh! combien de fois il embrassa l’air fluide, espérant embrasser en même temps la donzelle! Celle-ci s’était déjà éloignée; mais elle ne cessa de marcher jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à une caverne qui, sous une montagne, s’ouvrait vaste et large, et où elle trouva les aliments dont elle avait besoin.

X

Là, habitait un vieux berger qui avait un nombreux troupeau de cavales. Les juments paissaient, au fond de la vallée, les herbes tendres, autour des frais ruisseaux. De chaque côté de la caverne, étaient des stalles où l’on pouvait fuir le soleil de midi. Angélique, sans se laisser encore voir, s’y reposa longtemps.

XI

Et, sur le soir, à la fraîcheur, se sentant assez reposée, elle s’enveloppa d’un drap grossier, bien différent des vêtements gais, aux couleurs vertes, jaunes, bleues, azurées ou rouges, de toutes les couleurs imaginables enfin, qu’elle avait l’habitude de porter. Cette humble enveloppe ne peut cependant l’empêcher de ressembler à une belle et noble dame.

XII

Qu’il se taise, celui qui loue Philis, ou Nérée, ou Amaryllis, ou Galatée qui fuit. O Tityre et Mélibée, avec votre permission, aucune d’elles ne l’égalait en beauté. La belle dame prit, parmi le troupeau de juments, celle qui lui convint le plus. Alors lui revint plus vivace le désir de retourner en Orient.

XIII

Pendant ce temps, Roger, après avoir cherché pendant longtemps en vain dans 1’espoir de découvrir Angélique, s’apercevant enfin de son erreur et qu’elle s’était éloignée et ne l’entendait plus, était retourné à l’endroit où il avait laissé son cheval, pensant reprendre son voyage au ciel et sur terre. Mais il se trouva que le cheval, s’étant débarrassé du mors, s’élevait dans les airs en pleine liberté.

XIV

Roger fut très affecté, après sa déception, de se voir encore séparé du cheval-oiseau. Cette nouvelle mésaventure, non moins que la tromperie de femme dont il a été victime, lui oppresse le cœur. Mais ce qui lui pèse plus que l’une et l’autre, et ce dont il éprouve un sérieux ennui, c’est d’avoir perdu le précieux anneau, non pas tant à cause du pouvoir qui est en lui, que parce qu’il lui avait été donné par sa dame.

XV

Tout dolent, il endossa de nouveau ses armes et remit l’écu à son épaule. Puis il s’éloigna de la mer, à travers les plaines herbeuses, et prit son chemin par une large vallée où, au milieu de hautes forêts pleines d’ombres, il vit le sentier le plus large et le plus fréquenté. Il ne va pas longtemps, sans entendre à sa droite, à l’endroit le plus touffu, un grand bruit retentir.

XVI

Il entend un bruit épouvantable, mêlé à un choc d’armes. Il hâte le pas parmi le taillis, et trouve deux guerriers en grande bataille, dans une étroite clairière. Leurs regards n’ont point de merci; ils semblent poursuivre je ne sais quelle dure vengeance. L’un est un géant à l’aspect féroce, l’autre est un franc et hardi chevalier.

XVII

Ce dernier se défend avec l’écu et l’épée, bondissant deçà, delà, pour ne pas être atteint par la massue que le géant brandit dans ses deux mains et dont il le menace sans cesse. Son cheval est étendu mort sur la route. Roger s’arrête, attentif au combat, et, au fond de l’âme, il désire que le chevalier soit vainqueur.

XVIII

Il ne lui donne toutefois aucune aide, mais il se tient à l’écart et se contente de regarder. Voici qu’avec la massue, le plus grand frappe à deux mains sur le casque du plus petit. Sous le coup, le chevalier tombe. L’autre qui le voit par terre, privé de sentiment, lui délie le casque pour lui donner la mort, de sorte que Roger peut voir sa figure.

XIX

Roger reconnaît le visage découvert de sa douce, belle et très chère dame Bradamante, et il voit que c’est à elle que l’impitoyable géant veut donner la mort. Aussij sans perdre une seconde, il l’appelle à la bataille et apparaît soudain, l’épée nue. Mais le géant, sans attendre un nouveau combat, prend dans ses bras la dame évanouie.

XX

Il la place sur son épaule et l’emporte. Ainsi fait le loup pour le petit agneau; ainsi l’aigle saisit dans ses serres crochues la colombe ou tout autre oiseau. Roger voit combien son intervention est urgente, et il s’en vient, courant le plus qu’il peut; mais le géant marche si vite et à pas si longs, que Roger peut à peine le suivre des yeux.

XXI

Ainsi courant, l’un devant, l’autre à sa suite, par un sentier ombreux et obscur qui allait en s’élargissant de plus en plus, ils sortirent du bois et débouchèrent dans un grand pré. Mais je ne vous parle pas davantage de cela, car je reviens à Roland qui avait jeté au plus profond de la mer l’arme foudroyante portée jadis par le roi Cimosque, afin qu’on ne la retrouvât plus jamais au monde.

XXII

Mais cela servit peu, car l’impitoyable ennemi de l’humaine nature l’avait inventée, prenant exemple sur la foudre qui déchire les nuées et se précipite du ciel sur la terre. Il ne nous avait pas fait de don plus funeste, depuis qu’il trompa Ève avec la pomme. Il la fit retrouver par un nécromant, au temps de nos grands-pères, ou peu avant.

XXIII

La machine infernale, après être restée cachée pendant de longues années sous plus de cent brasses d’eau, fut ramenée à la surface par enchantement et portée tout d’abord chez les Allemands. Ceux-ci, après de nombreuses expériences, et le démon, pour notre malheur, leur ouvrant de plus en plus l’esprit, en retrouvèrent enfin l’usage.

XXIV

L’Italie, la France et toutes les autres nations du monde apprirent par la suite l’art cruel. Les uns donnèrent une forme creuse au bronze sorti liquéfié de la fournaise; les autres percèrent le fer et construisirent des armes de formes diverses, petites ou grandes, et plus ou moins pesantes. Ils nommèrent les unes bombardes, du bruit qu’elles faisaient en éclatant; les autres canons simples, d’autres canons doubles.

XXV

Il y en eut qu’on appela fusil, fauconneau, couleuvrine, selon la fantaisie de leur inventeur. Toutes déchirent le fer, brisent et pulvérisent le marbre, et s’ouvrent un chemin partout où elles passent. Remets à la forge, ô malheureux soldat, toutes les armes, jusqu’à ton épée, et prends sur ton épaule un mousquet ou une arquebuse, sans cela, je le sais trop, tu ne pourrais toucher aucune paye.

XXVI

Comment as-tu trouvé place dans le cœur de l’homme, ô scélérate et odieuse invention? Par toi, la gloire militaire a été détruite; par toi, le métier des armes est sans honneur; par toi, la valeur et le courage ne sont plus rien, car le plus souvent le lâche l’emporte sur le brave. Grâce à toi, la vaillance et l’audace ne peuvent plus se prouver sur le champ de bataille.

XXVII

Par toi, sont déjà tombés et périront encore tant de seigneurs et de chevaliers, avant que s’achève cette guerre qui a mis en larmes le monde entier, mais plus spécialement l’Italie! Je vous ai dit, et je ne me trompe pas, que personne ne fut plus cruel parmi les esprits mauvais et impitoyables qui existèrent jamais au monde, que celui qui imagina de si abominables engins.

XXVIII

Et je croirai que Dieu, pour en tirer une éternelle vengeance, tient enfermé dans le plus profond du noir abîme, son âme maudite, près de celle de Judas le maudit. Mais suivons le chevalier qui brûle du désir d’arriver promptement à l’île d’Ébude, où les belles et faibles dames sont données en pâture à un monstre marin.

XXIX

Mais plus le paladin avait hâte d’arriver, moins le vent paraissait en avoir. Qu’il soufflât de droite ou de gauche, ou même en pleine poupe, la marche était toujours si lente, qu’on ne pouvait faire que fort peu de chemin avec lui. Parfois, il s’affaissait complètement; d’autres fois, il soufflait en sens si contraire, qu’on était forcé de retourner en arrière ou de louvoyer vers le nord.

XXX

Ce fut la volonté de Dieu qu’il n’arrivât pas dans l’île avant le roi d’Hibernie, afin que pût plus facilement s’accomplir ce que je vous ferai entendre quelques pages plus loin. Parvenant à la hauteur de l’île, Roland dit à son nocher: « Tu peux maintenant jeter l’ancre ici et me donner un bateau, car je veux descendre sur l’écueil sans être accompagné, »

XXXI

Et je veux emporter le plus gros câble et la plus grande ancre que tu aies sur ton navire; je te ferai voir pourquoi je les emporte, si je viens à me mesurer avec le monstre. » Il fit mettre l’esquif à la mer et y entra, avec tout ce qui pouvait servir ses projets. Il laissa toutes ses armes, excepté son épée; puis vers l’écueil il se dirigea sans être accompagné de personne.

XXXII

Les épaules tournées vers la partie du rivage où il veut descendre, il tire les rames sur sa poitrine, comme le homard qui, de la mer, cherche à gagner le bord. C’était l’heure où la belle Aurore déployait ses cheveux d’or au soleil encore à moitié découvert, à moitié caché, non sans exciter la colère de la jalouse Téthys.

XXXIII

S’étant approché de l’écueil dénudé, à une distance que pourrait parcourir une pierre lancée par une main vigoureuse, il croit entendre une plainte, mais il n’en est pas bien sûr, tellement le bruit arrive à son oreille faible et confus. Aussitôt il se tourne vers la gauche, et ayant abaissé ses yeux sur les flots, il voit une dame nue comme à sa naissance, liée à un tronc d’arbre, et dont les pieds baignent dans l’eau.

XXXIV

Comme il en est encore éloigné, et qu’elle tient le visage baissé, il ne peut pas la distinguer très bien. Il fait force de rames et s’avance plein du désir d’en apprendre davantage. Mais au même moment, il entend la mer mugir, et résonner les cavernes ainsi que les forêts. Les ondes se gonflent, et voici qu’apparaît le monstre sous le ventre duquel la mer est presque cachée.

XXXV

Comme d’une vallée sombre s’élève la nue imprégnée de pluie et de tempête, puis se répand sur la terre, plus noire que la nuit et semble éteindre le jour, ainsi nage la bête; et elle occupe une si vaste place sur la mer, qu’on peut dire qu’elle la tient toute sous elle. Les ondes frémissent. Roland, recueilli en lui-même, la regarde d’un air hautain et ne change ni de cœur ni de visage.

XXXVI

Et comme celui qui est fermement résolu à accomplir ce qu’il a entrepris, il accourt en toute hâte. Pour défendre du même coup la damoiselle et attaquer la bête, il place l’esquif entre l’orque et sa proie. Laissant tranquillement son glaive au fourreau, il prend en main l’ancre et le câble, puis il attend, d’un grand cœur, l’horrible monstre.

XXXVII

Dès que l’orque fut près, et qu’elle eut aperçu Roland à peu de distance d’elle, elle ouvrit, pour l’engloutir, une telle bouche qu’un homme y serait entré à cheval. Roland s’avance aussitôt et plonge dans la gueule avec l’ancre, et, si je ne me trompe, avec le bateau; il attache l’ancre au palais et dans la langue molle,

XXXVIII

De façon que les horribles mâchoires ne puissent plus remonter ni descendre. Ainsi, dans les mines, le fer étaye la terre où l’on pratique une galerie, afin qu’un éboulement subit ne vienne pas ensevelir le mineur occupé à son travail. D’un bec à l’autre l’ancre est si large, que Roland ne peut y arriver qu’en sautant.

XXXIX

Après avoir placé ce support, et s’être assuré que le monstre ne peut plus fermer la bouche, il tire son épée, et dans cet antre obscur, deçà, delà, avec la taille et la pointe, il frappe. De même qu’une forteresse ne peut se défendre efficacement quand les ennemis ont pénétré dans ses murs, ainsi l’orque ne pouvait se défendre du paladin qu’elle avait dans la gueule.

XL

Vaincue par la douleur, tantôt elle s’élance hors de la mer et montre ses flancs et son échine écailleuse; tantôt elle plonge, et, avec son ventre, elle remue le fond et fait jaillir le sable. Sentant que l’eau devient trop abondante, le chevalier de France se met à la nage. Il sort de la gueule où il laisse l’ancre fixée, et prend dans sa main la corde qui pend après.

XLI

Et avec cette corde, il nage en toute hâte vers le rivage. Il y pose solidement le pied, et tire à lui l’ancre dont les deux pointes étaient serrées dans la bouche du monstre. L’orque est forcée de suivre le câble mu par une force qui n’a pas d’égale, par une force qui, en une seule secousse, tire plus que ne pourraient le faire dix cabestans.

XLII

De même que le taureau sauvage qui se sent jeté à l’improviste un lazzo autour des cornes, saute deçà, delà, tourne sur lui-même, se couche et se lève, sans pouvoir se débarrasser, ainsi l’orque, tirée hors de son antique séjour maternel par la force du bras de Roland, suit la corde avec mille soubresauts, mille détours étranges, et ne peut s’en détacher.

XLIII

Le sang découle de sa bouche en telle quantité, que cette mer pourrait s’appeler en ce moment la mer Rouge. Tantôt elle frappe les ondes avec une telle force, que vous les verriez s’ouvrir jusqu’au fond; tantôt celles-ci montent jusqu’au ciel et cachent la lumière du soleil éclatant, tellement l’orque les fait rejaillir. A la rumeur, qui s’élève tout autour, on entend retentir les forêts, les montagnes et les plages lointaines.

XLIV

Le vieux Protée, entendant une telle rumeur, sort de sa grotte et s’élève sur la mer. Quand il voit Roland entrer dans l’orque et en sortir, et traîner sur le rivage un poisson si démesuré, il s’enfuit à travers le profond océan, oubliant ses troupeaux épars. Le tumulte s’accroît au point que Neptune, ayant fait atteler ses dauphins à son char, courut ce jour-là jusqu’en Ethiopie.

XLV

Ino, toute en pleurs, tenant Mélicerte à son cou; et les néréides aux cheveux épars; les glauques tritons et les autres, s’en vont éperdus sans savoir où, les uns ici, les autres là, pour se sauver. Roland, après avoir tiré sur le rivage l’horrible poisson, voit qu’il n’a plus besoin de s’acharner davantage après lui, car, épuisé par les blessures et la résistance qu’il avait opposée, il était mort avant de toucher le sable.

XLVI

Un grand nombre d’habitants de l’île étaient accourus pour contempler l’étrange bataille. Fanatisés par une religion fausse, ils regardèrent cette œuvre sainte comme une profanation. Ils se disaient qu’ils allaient se rendre de nouveau Protée ennemi, attirer sa colère insensée, et qu’il ramènerait ses troupeaux marins sur leurs terres, pour recommencer la guerre qu’il leur avait déjà faite;

XLVII

Et qu’il serait préférable de demander la paix au dieu offensé avant qu’il fût arrivé pis. Ils pensèrent qu’ils apaiseraient Protée en jetant à la mer l’audacieux chevalier. Comme la flamme d’une torche se propage rapidement et arrive à enflammer toute une contrée, ainsi le dessein de jeter Roland à l’eau passe d’un cœur à l’autre.

XLVIII

Ils s’arment qui d’une fronde, qui d’un arc, qui d’un javelot, qui d’une épée, et descendent au rivage. Par devant, par derrière, de tous côtés, de loin et de près, ils l’attaquent de leur mieux. Le paladin s’étonne d’une si brutale et si injuste agression, et de se voir injurier à cause de la mort du monstre dont il espérait tirer gloire et récompense.

XLIX

Mais comme l’ours qui, dans les foires, est mené par des Russes ou des Lithuaniens, ne s’émeut pas, lorsqu’il passe dans les rues, de l’importun aboiement des petits chiens qu’il ne daigne seulement pas regarder, le paladin redoutait peu ces vilains dont, avec un souffle, il aurait pu broyer toute la bande.

L

Et bien vite il se fit faire place, car il lui suffit de se retourner et de saisir Durandal. Cette foule insensée s’était imaginée qu’il ferait peu de résistance, ne lui voyant ni cuirasse sur le dos, ni écu au bras, ni aucune autre armure. Mais elle ignorait que, de la tête aux pieds, il avait la peau plus dure que le diamant.

LI

Mais il n’est pas interdit à Roland de faire aux autres ce que les autres ne peuvent lui faire à lui-même. Il en occit trente en dix coups d’épée, ou s’il en employa plus, il ne dépassa pas ce nombre de beaucoup. Il eut bientôt débarrassé la plage autour de lui, et il se retournait déjà pour délier la dame, quand un nouveau tumulte et de nouveaux cris firent résonner une autre partie du rivage.

LII

Pendant que le paladin avait retenu de ce côté les barbares insulaires, les Irlandais étaient descendus sans obstacle sur plusieurs points de l’île. Toute pitié étant éteinte en leur âme, ils avaient fait de tous côtés un effroyable carnage de toute la population. Soit justice, soit cruauté, ils n’épargnèrent ni le sexe, ni l’âge.

LIII

Les insulaires firent peu ou point de résistance, soi1 qu’ils eussent été assaillis trop à l’improviste, soit que l’île contînt peu d’habitants et qu’ils n’eussent été en aucune façon prévenus; leurs biens furent saccagés; on mit le feu aux habitations, et la population fut égorgée. Les remparts de la ville furent rasés au niveau du sol. Pas un être n’y fut laissé vivant.

LIV

Roland, sans se laisser troubler par cette grande rumeur, ces cris et ces ruines, s’en vint vers celle qui était attachée sur la pierre sombre pour être dévorée par l’orque marine. Il la regarde et il lui semble qu’il la reconnaît, et plus il s’approche, plus il croit reconnaître Olympie. C’était en effet Olympie qui avait reçu une si injuste récompense de sa fidélité.

LV

Malheureuse Olympie! après les chagrins que lui avait causés l’amour, la fortune cruelle lui envoya le jour même des corsaires qui la transportèrent dans l’île d’Ébude. Elle reconnaît Roland à son retour sur le rivage, mais à cause de sa nudité, elle tient la têle baissée, et non seulement elle ne lui parle pas, mais elle n’ose pas lever les yeux sur lui.

LVI

Roland lui demande quel sort inique l’a conduite dans l’île, alors qu’il l’avait laissée avec son époux aussi heureuse qu’on peut l’être, « Je ne sais — dit-elle — si j’ai à vous rendre grâce de m’avoir soustraite à la mort, ou si je dois me plaindre de ce que vous soyez cause que mes misères n’aient point été terminées aujourd’hui. »

LVII

Je dois, il est vrai, vous savoir gré de m’avoir soustraite à une sorte de mort trop horrible. Il eût été trop affreux d’être engloutie dans le ventre de cette brute, mais je ne puis vous remercier de m’avoir empêchée de périr, car la mort seule peut terminer ma misère. Je vous serai reconnaissante, au contraire, si je me vois, par vous, donner cette mort qui peut m’arracher à tous mes maux. »

LVIII

Puis, au milieu d’abondantes larmes, elle poursuivit, disant comment son époux l’avait trahie, et comment il l’avait laissée endormie dans l’île, où elle fut ensuite enlevée par les corsaires. Et, pendant qu’elle parlait, elle se détournait, dans l’attitude où l’on voit, sculptée ou peinte, Diane au bain, alors qu’elle jette de l’eau au visage d’Actéon.

LIX

Autant qu’elle peut, elle cache sa poitrine et son ventre, moins soucieuse de laisser voir les flancs et les reins. Roland cherche à faire entrer son esquif dans le port, afin de recouvrir de quelque vêtement celle qu’il avait délivrée de ses chaînes. Pendant qu’il s’en occupe, survient Obert, Obert le roi d’Hibernie, qui avait appris que le monstre marin gisait sur le rivage,

LX

Et qu’un chevalier était allé à la nage lui placer dans la gueule une grosse ancre, et qu’il l’avait ainsi tiré sur le rivage, comme on tire un navire hors de l’eau. Obert, pour s’assurer qu’on lui a bien dit la vérité, est venu lui-même, pendant que ses gens livrent de tous côtés l’île d’Ëbude à la flamme et à la destruction.

LXI

Bien que Roland fût tout couvert de sang et de vase — je veux parler du sang dont il s’était teint quand il sortit de l’orque où il était entré — le roi d’Hibernie le reconnut pour le comte, d’autant plus qu’en apprenant la nouvelle, il avait bien pensé qu’un autre que Roland n’aurait pu donner une telle preuve de force et de valeur.

LXII

Il le connaissait, car il avait été infant d’honneur en France, et en était parti, l’année précédente, pour prendre la couronne que son père lui avait laissée en mourant. Il avait eu l’occasion de voir souvent Roland et de lui parler une infinité de fois. Il court l’embrasser et lui fait fête, après avoir ôté le casque qu’il avait sur la tête.

LXIII

Roland ne montre pas moins de contentement à voir le roi, que le roi n’en montre à le voir lui-même. Après qu’ils eurent l’un et l’autre redoublé leurs embrassements, Roland raconta à Obert la trahison faite à la jeune femme, et comment le perfide Birène en avait été l’auteur, lui qui aurait dû moins que tout autre s’en rendre coupable.

LXIV

Il lui dit les preuves d’amour qu’elle lui avait si souvent données; comment elle avait perdu ses parents et ses biens, et comment enfin elle voulait mourir pour lui, ajoutant qu’il avait été témoin d’une grande partie de ces événements et qu’il pouvait en rendre bon compte. Pendant qu’il parlait, les beaux yeux bleus de la dame s’étaient remplis de larmes.

LXV

Son beau visage ressemblait à un ciel de printemps, quand la pluie tombe et qu’en même temps le soleil se dégage de son voile nuageux. De même que le rossignol secoue alors doucement ses plumes sous les rameaux reverdis, ainsi Amour se baigne dans les larmes de la belle et se réjouit de leur éclat.

LXVI

À la flamme de ces beaux yeux, il forge la flèche dorée qu’il trempe dans le ruisseau de larmes qui descend sur les fleurs vermeilles et blanches de ses joues; dès que le trait est trempé, il le décoche avec force contre le jeune Obert que ne peuvent défendre l’écu ni la cotte de mailles, ni la cuirasse de fer. Pendant qu.’il regarde les yeux et la chevelure d’Olympie, il se sent blessé au cœur, et il ne sait comment.

LXVII

La beauté d’Olympie était des plus rares. Elle n’avait pas seulement remarquables le front, les yeux, les joues, les cheveux, la bouche, le nez, lea épaules et la gorge; mais au-dessous des seins, les parties du corps qui d’habitude étaient cachées par les vêtements, étaient si parfaites, qu’elles l’emportaient sur tout au monde.

LXVIII

Elles surpassaient en blancheur la neige immaculée et étaient au toucher plus douces que l’ivoire. Les seins arrondis ressemblaient au lait qui s’échappe des corbeilles de jonc. Au milieu, descendait un étroit espace, pareil aux nombreuses vallées que l’on voit se former entre les collines, quand la douce saison fait fondre les neiges amoncelées par l’hiver.

LXIX

Les flancs élancés, les belles hanches, le ventre plus poli et plus net qu’un miroir, paraissaient, de même que les cuisses blanches, sculptés par Phidias ou par une main plus experte encore. Dois-je aussi parler de ces parties qu’elle s’efforçait en vain de cacher? Je dirai, en somme, qu’en elle, de la tête aux pieds, se voyait autant de beauté qu’il en peut exister.

LXX

Si, dans les vallées de l’Ida, elle eût été vue par le berger phrygien, je ne sais trop si Vénus, bien qu’elle eût vaincu les autres déesses, aurait remporté le prix de beauté. Pâris ne serait point allé dans les pays d’Amiclée violer l’hospitalité sainte, mais il aurait dit: Hélène, reste avec Ménélas, car je n’en veux pas d’autre que celle-ci.

LXXI

Et si elle avait été à Crotone, lorsque Zeuxis, voulant exécuter le tableau destiné au temple de Junon, fit poser nues tant de belles auxquelles il fut obligé, pour obtenir la perfection, de copier à chacune une partie du corps, il n’aurait pas eu besoin d’avoir recours à d’autres qu’à Olympie, car toutes les beautés étaient réunies en elle.

LXXII

Je ne crois pas que jamais Birène eût vu ce beau corps dans sa nudité, car je suis certain qu’il n’aurait pas eu le courage de l’abandonner dans l’île déserte. Obert s’en enflamme, et j’en conclus que le feu ne peut rester couvert. Il s’efforce de la consoler et de lui donner l’espoir qu’un grand bien sortira du malheur qui l’accable en ce moment.

LXXIII

Et il lui promet d’aller avec elle en Hollande, et de ne se point reposer qu’il ne l’ait rétablie dans ses États, et qu’il n’ait tiré une juste vengeance du parjure et du traître. 11 y emploiera toutes les forces dont peut disposer l’Irlande, et il se mettra à l’œuvre le plus promptement possible. En attendant, il fait chercher parmi les maisons à demi brûlées des robes et des vêtements de femme.

LXXIV

Il ne sera pas besoin, pour trouver des robes, d’en envoyer chercher hors de l’île, car il en est resté un grand nombre appartenant aux femmes données chaque jour en pâture au monstre. Sans chercher beaucoup, Obert en trouva en abondance et de toutes sortes. Il en fit revêtir Olympie,s’excusant de ne pouvoir la parer comme il aurait voulu.

LXXV

Mais ni la soie brillante, ni l’or le plus fin qui soit jamais sorti des mains des Florentins industrieux, ni aucun vêtement, eût-il été l’œuvre de la patience et des soins de l’habile Minerve ou du dieu de Lemnos, ne lui auraient paru dignes de parer et de couvrir les beaux membres dont le souvenir le poursuivait sans cesse.

LXXVI

Le paladin Roland se montra à tous les points de vue très content de cet amour; outre que le roi ne laisserait pas impunie la trahison de Birène, il se voyait par cette intervention déchargé d’une grave et ennuyeuse mission, car il n’était pas venu dans ces lieux pour Olympie, mais pour porter secours à sa dame.

LXXVII

Il était maintenant assuré qu’elle n’était pas dans l’île; mais i! n’avait pu savoir si elle y était venue, tous les habitants étant morts, et pas un seul n’étant resté d’une si grande population. Le jour suivant, on quitta le port, et ils s’en allèrent tous ensemble sur la flotte. Le paladin les suivit en Irlande, pour continuer sa route vers la France.

LXXVIII

Il s’arrêta à peine un jour en Irlande, et les prières ne purent le faire rester davantage. Amour, qui le pousse à la recherche de sa dame, ne lui permet pas de s’arrêter plus longtemps. Il partit après avoir recommandé Olympie au roi. Il n’était pas besoin de rappeler à ce dernier ses promesses, car il fit beaucoup plus qu’il n’avait été convenu.

LXXIX

En peu de jours, il eut rassemblé une armée, et après avoir conclu alliance avec le roi d’Angleterre et le roi d’Écosse, il reprit la Hollande et ne laissa pas château ou ville debout en Frise. Il poussa la Zélande à la révolte et ne termina la guerre qu’après avoir mis à mort Birêne, dont la peine fut loin d’égaler le crime.

LXXX

Obert prit Olympie pour femme, et de simple comtesse en fit une grande reine. Mais retournons au paladin qui déploie ses voiles sur la mer et nuit et jour chemine. Il rejoignit le port d’où il avait tout d’abord pris la mer, et montant tout armé sur Bride-d’Or, il laissa derrière lui les vents et l’onde salée.

LXXXI

Je crois que pendant le reste de l’hiver il fit des choses dignes d’être racontées; mais elles furent alors tenues si secrètes, que ce n’est pas ma faute si je ne puis vous les redire. Roland était en effet plus prompt à accomplir des actions vaillantes qu’à les raconter ensuite; ceux-là seuls de ses hauts faits nous sont connus, qui ont pu avoir des témoins.

LXXXII

Comme il passa le reste de l’hiver sans faire parler de lui, on ne sut rien de bien certain à son égard; mais après que le soleil eut éclairé le signe de l’animal discret qu’emporta Phryxus, et que Zéphire, joyeux et suave, eut ramené le doux printemps, les admirables exploits de Roland reparurent avec les fleurs brillantes et la verdure nouvelle.

LXXXIII

Du mont à la plaine, de la campagne au rivage de la mer, il va, plein de souci et de douleur. Soudain, à l’entrée d’un bois, un long cri, une plainte aiguë lui frappent les oreilles. Il presse son cheval, saisit son glaive fidèle et se dirige en toute hâte à l’endroit d’où vient le bruit. Mais je remets à une autre fois de vous dire ce qui s’ensuivit, si vous voulez bien m’écouter.






Ludovico Ariosto - Opera Omnia  -  édité par ilVignettificio  -  Privacy & cookie

w3c xhtml validation w3c css validation